Libération
- Décembre 1981
Dernier
acte
Ces Français,
quels escrocs ! Avec leur manie de s'approprier ce qui ne leur
appartient pas. Prenez Django par exemple. Le nom déjà
: Reinhardt. Suspect. Ça sonne pas terriblement auvergnat.
Ni normand. Tout juste alsacien, et encore. Qu'à cela ne
tienne, il suffit de le bombarder gitan. Manouche qui a planté
sa tente du côté du treizième arrondissement.
Les Français adorent les nomades. Pour peu qu'ils se révèlent
géniaux, donc français. C.Q.F.D. N'oubliez pas le
guide s'il vous plait.
Faux ! Faux,
archi-faux et dix-de-der. Django Reinhardt est bien né
le 23 janvier 1910, mais à Liverchies. En Belgique. Allons
bon ! La tuile ! Fin de la trilogie fatale. Après le porte-parole
de la chanson française : Jacques Brel, et le symbole vivant
du rock hexagonal : Johnny Hallyday, tous deux belges à
n'y pas croire, voici que la fierté même du swing
cocorico se démasque faux gaulois et vrai métèque.
Invraisemblable. Coup dur pour la Bourse. Surtout quand on sait
que le père spirituel de la musique afro-américaine,
Adolphe Sax, est originaire de Bruxelles et qu'André Darrigade,
la flèche landaise, n'a jamais été foutu
de coiffer Rick Van Looy sur la ligne d'arrivée. Alors
? Est-ce vraiment la peine de la ramener finement avec ces histoires
pitoyables ? À votre avis ?!
Le jazz belge
n'est donc pas un vain mot. Il existe, vous l'avez rencontré.
Côté guitare notamment. Django a fait tâche
d'huile. Feu René Thomas peut même se vanter d'avoir
fréquenté assidûment quelques demi-dieux,
comme Stan Getz ou Sonny Rollins. Quant à Philip Catherine,
après avoir tenu la dragée haute à Larry
Corryel, il s'est fendu d'un petit chorus sur l'un des derniers
(et plus beaux) albums de Charles Mingus. Rien à cirer
les Amerloques des histoires belges. Un seul critère :
faire l'affaire ou pas. Pragmatiques, les mecs. C'est là
leur force.
Tout ça
pour dire qu'on ne voit pas si souvent les jazzmen belges de ce
côté-ci de la frontière. Sinon pour croire
qu'ils font partie de la famille. Tout naturellement. Il ne faut
pas charrier. Coïncidence heureuse, en voici une poignée
qui vient de débarquer des régions hostiles. Cinq
petites soirées. Le temps de découvrir auprès
de talents "confirmés" comme Catherine, Jacques Pelzer
ou Jean-Louis Rassinfosse, quelques jeunes (et moins jeunes) qui
assurent vaillamment : le trompettiste Richard Rousselet, le vibraphoniste
Guy Cabay, les pianistes Charles Loos et Michel Herr, le guitariste
(encore !) Serge Lazarevitch, etc. Si, victimes de préjugés
tenaces ou mal informés, vous avez manqué le début
du film, il vous reste une dernière chance de sauver la
face. Act Big Band. Une espèce de Best Of des solistes
du Plat-Pays, dirigé par le batteur Félix Simtaine.
Le genre grosse artillerie bien huilée qui se réfère
volontiers à Gil Evans, Thad Jones-Mel Lewis, voire le
Globe Unity Orchestra. Rien que du solide. Avec comme règle
d'or : le swing, une fois. Tête de lard et compagnie.
Alors un bon conseil : amenez vos chaussures neuves.
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